Idées pour aujourd'hui et pour demain

Quel capitalisme après la crise du coronavirus ?
Patrick Artus
26 mars 2020


On connait les critiques nombreuses, et justifiées, faites à l'encontre du capitalisme « néo-libéral », « anglo-saxon ». Pour obtenir une rémunération anormalement élevée du capital pour les actionnaires (12%, même 15%), le capitalisme néo-libéral a été obligé d'utiliser la déformation du partage des revenus au détriment des salariés, d'où la hausse des inégalités et de la pauvreté ; des délocalisations importantes de la production vers les pays émergents à coûts salariaux faibles ; l'utilisation massive d'énergies fossiles bon marché ; la reconstitution d'entreprises ayant des positions dominantes et recevant des rentes de monopole ; la baisse de la pression fiscale sur les entreprises, obtenue par la concurrence fiscale entre les pays et nécessitant une compression des dépenses publiques.

Même si certaines conséquences du capitalisme néo-libéral, en particulier la baisse forte de la grande pauvreté dans les pays émergents et un progrès technique rapide, ne doivent pas être ignorées, il reste que son fonctionnement, avec une gouvernance des entreprises orientée vers l'enrichissement des actionnaires, est légitimement fortement critiqué, en Europe, aux Etats-Unis par la nouvelle gauche du parti démocrate.

Nous allons défendre ici la proposition suivante : l'évolution des opinions après la crise du coronavirus forcera une mutation du capitalisme qui corrigera un grand nombre des déviances citées plus haut. Les Etats ne pourront pas résister à cette pression des opinions et devront accompagner cette mutation du capitalisme.

On va d'abord s'apercevoir que, aussi bien dans le secteur privé que dans le secteur public, de nombreux salariés ont des emplois stratégiques : personnels hospitaliers, enseignants ; salariés du transport, de la distribution, de l'énergie, forces de l'ordre... Or beaucoup de ces salariés, parce qu'ils occupent des emplois considérés comme peu qualifiés, ont des rémunérations faibles : les 40% d'américains au bas de la distribution des revenus ont aujourd'hui le même pouvoir d'achat qu'il y a 30 ans.

Ceci résulte, dans le secteur privé, de la déformation du partage des revenus en faveur des profits et des salariés très qualifiés ; dans le secteur public, des efforts de contrôle des dépenses publiques. Cette situation va être rejetée, il faut s'attendre à des revendications très fortes et soutenues largement dans l'opinion de la part de ces salariés, qui forceront à rééquilibrer le partage des revenus et à accroître certaines dépenses publiques (santé, éducation...).

L'autre choc dû à la crise est la réalisation de la fragilité provoquée par les délocalisations. D'une part, les gouvernements réalisent que des productions stratégiques (médicaments, équipements médicaux, mais aussi par association d'idées, électronique, matériels pour les énergies renouvelables, Télécom) ont été délocalisées, et que le pays dépend de productions réalisées à l'étranger ; d'autre part, les entreprises comprennent la fragilité des chaînes de valeur mondiales : il suffit que la production soit arrêtée dans un des pays de la chaîne pour que toute la chaîne de production soit à l'arrêt. Il faut donc attendre, avec un motif stratégique ou pour revenir à des chaînes de valeur régionales moins fragiles, une relocalisation importante de productions sur une base régionale ou nationale, une déglobalisation de l'économie réelle.

Les Etats devront augmenter leurs dépenses publiques : il faudra dépenser davantage dans la santé, l'éducation ; aider au financement des relocalisations nécessaires, cofinancer avec les entreprises les investissements dans les industries d'avenir... la concurrence fiscale pour attirer les investissements et les entreprises, et qui nécessitent la compression des dépenses publiques, ne pourra pas survivre.

Finalement, ce que nous allons observer globalement devrait être la réapparition du souci du long terme. Si les horizons de réflexion sont allongés, on doit s'occuper davantage de la santé, des effets du vieillissement, de l'éducation, des productions stratégiques. On doit s'occuper aussi bien sûr davantage du climat et de l'environnement.

Ceci signifie que le taux d'actualisation de la société diminue : le bien-être à long terme des individus pèse davantage dans les décisions. Il serait alors logique, cohérent, que si le taux d'actualisation de la société diminue, l'exigence de rentabilité du capital des entreprises diminue aussi. Si les actionnaires se contentaient de 7 à 8% (et non 12 à 15%) pour le rendement des fonds propres, beaucoup d'efforts vertueux apparaîtraient spontanément : un partage des revenus plus favorables aux salariés, l'acceptation de la concurrence, des relocalisations dans des pays à coûts salariaux plus élevés ou des hausses de salaires plus rapides dans les pays émergents, le moindre recours à l'optimisation fiscale...

On peut tenter de traiter les anomalies du capitalisme en aval par la régulation ; mais on peut tenter de les traiter en amont en modifiant l'objectif des entreprises. Ceci sera plus facile, très probablement, après la crise du coronavirus.

Patrick Artus est professeur associé à l'École d'économie de Paris et chef économiste de Natixis.

Dernier ouvrage publié aux éditions Odile Jacob : Discipliner la finance (mai 19)