Idées pour aujourd'hui et pour demain

Si le niveau du Produit Intérieur Brut
est durablement plus bas aprés la crise du coronavirus,
comment répartir la perte de revenus ?
16 avril 2020


On observe systématiquement qu'après les récessions et les crises, le niveau du Produit Intérieur Brut en volume (c'est-à-dire le revenu national disponible en termes réels) reste perpétuellement plus bas que ce qu'il aurait été sans la crise. Cela vient des effets négatifs irréversibles dus aux récessions : destruction de capital productif avec les faillites, destruction de capital humain avec le chômage, hausse de l'endettement public et privé qui décourage l'investissement. Le niveau du PIB en volume après une récession est parallèle au niveau qu'aurait eu le PIB sans la récession, mais lui reste inférieur d'un montant qui ne se corrige pas.

Probablement, le même phénomène va s'observer après la crise du coronavirus, une perte définitive de revenu national. S'il y a perte de revenu national, il faut examiner comment elle est répartie entre les différents agents économiques : les États, les salariés, les entreprises et leurs propriétaires.

Quand on fait cette analyse pour la zone euro pour les années qui ont suivi la crise des subprimes (2009 à 2019), on voit d'abord que les États de la zone euro ne sont pas devenus perdants ; les recettes fiscales (en termes réels, corrigés des prix) reviennent sur leur tendance antérieure à la crise alors, on l'a vu, que ce n'est pas le cas pour le Produit Intérieur Brut en volume. Ceci se comprend : les États ne peuvent pas avoir un déficit public permanent, et, s'ils veulent conserver un potentiel intact de dépenses publiques, ils ne peuvent pas accepter une baisse durable des recettes fiscales. Bien sûr, à court terme, il y a perte de revenus et déficit public massif pour les États ; mais cela se corrige assez vite.

Quand on poursuit cette analyse, on voit ensuite que les salariés sont perdants. La masse salariale réelle (corrigée des prix) de la zone euro suit à peu près le Produit Intérieur Brut en volume, c'est-à-dire reste durablement plus faible que ce qu'elle aurait été sans la crise des subprimes ; de plus, le taux de chômage reste durablement élevé : il faut attendre 2019 pour retrouver le taux de chômage de 2007, avant la crise. Les salariés de la zone euro, qu'ils aient conservé leur emploi pendant la crise des subprimes ou qu'ils l'aient perdu sont donc perdants, leur revenu recule durablement avec le PIB.

Enfin, on voit que les entreprises de la zone euro et leurs actionnaires ne sont pas pénalisés, les profits des entreprises se redressent très vite, dès 2009-2010 et sont ensuite sur une trajectoire ascendante. Ceci peut se comprendre : les entreprises veulent restaurer leur profitabilité et leur capacité à investir : dès 2010, le taux d'autofinancement, c'est-à-dire le ratio des profits à l'investissement des entreprises, retrouve un niveau de 100% dans la zone euro, alors qu'il tombe légèrement en-dessous de 80% en 2008.

Au total, on voit donc que les États et les entreprises de la zone euro (et leurs actionnaires) ne sont pas pénalisés par la perte durable de niveau de PIB qui suit la crise de 2008-2009, seuls les salariés subissent cette perte de revenu.

Peut-on imaginer un partage moins inégal de la perte permanente de revenu après la crise du coronavirus ? Ce serait souhaitable d'un point de vue normatif, mais c'est loin d'être évident.

Si les États acceptent une baisse durable de leurs recettes fiscales, il faudra qu'ils acceptent une baisse durable des dépenses publiques, ce qui paraît impossible après la crise du coronavirus qui va faire apparaître au contraire des besoins nouveaux de dépenses publiques : santé, aide à la relocalisation d'industries stratégiques, soutien de l'innovation des entreprises...

Si les entreprises acceptent une baisse permanente de leurs profits, pour maintenir le même niveau d'investissement, il faudrait qu'elles réduisent les dividendes, ce qui paraît peu probable, ou qu'elles s'endettent davantage, ce qui n'est pas nécessairement souhaitable. Cet endettement serait financé par la hausse de l'épargne des ménages venant de leur supplément de revenu. Au total, même si on peut désirer un partage équitable entre États, salariés et entreprises, de la perte permanente de PIB (de revenu) qui va suivre la crise du coronavirus, il faut craindre que, comme après la crise de 2008-2009, cette perte ne soit subie que par les salariés, avec la difficulté à envisager une baisse durable des recettes fiscales ou des profits des entreprises.

Patrick Artus est professeur associé à l'École d'économie de Paris et chef économiste de Natixis.

Dernier ouvrage publié aux éditions Odile Jacob : Discipliner la finance (mai 19)