Idées pour aujourd'hui et pour demain

Les Citoyens experts, des forces de résistances dans la crise
Par Hugues Lefort et Patrick Clervoy
24 avril 2020


Toute crise est porteuse d'opportunités

L'évolution des sociétés laisse observer que les changements les plus importants sont provoqués par des crises. « Ce n'est pas en améliorant la bougie qu'on a inventé l'ampoule électrique » rappelait le physicien Niels Bohr. Une crise ne naît pas d'elle-même, elle est le produit des événements. Aujourd'hui, l'événement est une pandémie qui met la planète à l'arrêt. La crise est l'effet d'une interruption du mécanisme régulier d'une société. Cette interruption entraîne une instabilité. Cette instabilité produit une cascade de réactions au bout desquelles surgit un nouvel état, qui peut être meilleur et plus stable que le précédent. La notion de crise est depuis longtemps considérée en médecine comme un outil thérapeutique. Le médecin autrichien Julius Wagner von Jauregg reçut en 1927 le prix Nobel de médecine pour avoir inventé la malariathérapie : provoquer un accès de paludisme et ses crise fébriles pour obtenir l'amélioration de la paralysie générale, une maladie chronique jusqu'alors incurable. La crise est un processus dynamique. Les moyens qui n'ont pas empêché qu'elle advienne ne sont pas à même d'y apporter des solutions. A l'origine de cette pandémie, il y a la Chine. En mandarin, la crise se dit wei-ji. Wei signifie le temps du danger, du péril. Ji signifie le temps de l'opportunité. La crise n'est pas un effondrement, mais un sursaut. Elle mobilise toutes les composantes du corps social pour inventer des réponses qui n'existaient pas avant.

Le citoyen-expert, une nécessité

On a développé, dans le domaine des soins, la notion de patient partenaire et de patient expert. Cette notion s'appuie sur une évolution de la relation entre les équipes médicales et le patient qui est amené à prendre une place d'acteur dans ses soins. En ajoutant aux techniques extérieures les ressources propres du patient, on monte le niveau des forces pour combattre ensemble une maladie et on majore les bénéfices thérapeutiques. En devenant autonome dans l'exécution d'une partie des soins, le patient est valorisé dans ses compétences. Il s'en ressent plus fort. Il se défendra encore mieux. On peut transposer cette évolution au rôle de chaque individu en situation de pandémie. Plus il sera acteur de sa protection et meilleure en sera l'efficacité, pour un double bénéfice : le sien et celui de son entourage. Le confinement a imposé à chacun une posture de citoyen-partenaire. Face à la dynamique de propagation du virus, les incertitudes sont grandes et les problèmes sont là. Nous sommes toujours dans l'attente des réponses médicales, sociales, économiques et logistiques. Il faut inventer une résistance dès maintenant. Les arguments épidémiologiques sont convaincants. Rapportés à 66 millions de français, 15% des patients affectés par le Covid19 nécessiteront une hospitalisation pour une supplémentation en oxygène et 5% d'entre-eux auront besoin d'un lit en réanimation. C'est 10 millions de séjours hospitaliers et 3 millions de séjours en réanimation que notre système de santé doit absorber. A ces chiffres bruts il faut ajouter la protection de vingt millions de patients présentant une maladie chronique et qui sont exposés à une décompensation. D'où les impératifs auxquels nous sommes confrontés : acheter du temps, éviter l'asphyxie du système de santé et maintenir la logistique médicale à l'échelon national, voilà le marathon qui a commencé au début de l'année 2020. Dans ce mouvement de levée en masse des défenses contre l'épidémie, chacun est appelé à se mobiliser avec ses propres armes, à se positionner comme soignant, comme responsable, comme citoyen-expert. Si chacun s'approprie les mesures de prévention, ces fameuses mesures « barrières », alors la somme des efforts individuels donneront, à l'échelle d'un pays, des forces de combat sans comparaison aux moyens techniques et humain déjà en place. Les citoyen-experts sont les premières ressources de résilience face à la crise.

Ambassadeur 4M


Les procédures à mettre en œuvre sont simples et sont efficaces seulement si elles sont associées. Elles ont été résumées sous l'acronyme des 4M. Les quatre M correspondent à Masque, Mains, Mètres et Minute.

• Masques : pour protéger les autres de ses projections respiratoires et s'en protéger soi-même, le port du masque est étendu progressivement. Réservé initialement aux soignants et aux malades, il peut être porté par tous, dans tous les lieux publics, à l'intérieur des bâtiments et des transports collectifs ainsi que dans les espaces extérieurs des centres urbains, les rues et les trottoirs. Un masque ne doit pas être touché avec les doigts, aussi bien à l'endroit qu'à l'envers. Il doit être changé régulièrement. Il est à manipuler en se lavant les mains avant et après manipulation ;

• Mains : pour se préserver de la transmission par contact, les mains sont à laver régulièrement à l'eau et au savon, à défaut par l'application d'une solution hydro-alcoolique. L'usage des gants est n'est pas recommandé parce qu'ils apportent une fausse impression de sécurité et privent chacun de la nécessité de reprogrammer sa gestuelle fondamentale. « On touche avec les yeux, les oreilles et le nez ». Hormis chez soi, tout contact manuel inutile doit être évité s'il n'est pas possible de se laver les mains ensuite : éviter les contacts avec son visage principalement, éviter les contacts avec d'autres personnes. Les mains sont jointes ou mises dans le dos le plus souvent possible. Les objets courants comme les téléphones portables doivent être nettoyés régulièrement. On ne se serre plus la main. On salue à la japonaise : les mains jointes avec une légère inclinaison du corps.

• Mètre. La distanciation spatiale est à ajuster au quotidien en fonction des activités. On peut être en sécurité lorsqu'on est protégé par une interface transparente comme aux caisses des supermarchés lorsqu'elles en sont équipées. On ne l'est plus lorsque on court à moins de quatre mètres derrière un autre sportif (sans tenir compte du vent). Savoir mettre le juste curseur dans nos espaces de vie est une expérience nouvelle autant intime que collective.

• Minute. Il est souhaitable de rechercher en toutes circonstances une exposition minimale dans le temps et dans l'espace. Cette distanciation temporelle est plus difficile à s'approprier car nous sommes des êtres de relation. Pour y parvenir, nous devons imaginer la présence du virus sur nos mains et sur nos objets. Afin de protéger les personnes fragiles, nous devons nous considérer comme responsables de notre charge virale : celle que l'on génère d'une façon active si nous sommes malades, celle que l'on récupère auprès de ceux qui sont malades, que l'on emporte et qu'on dépose plus loin de façon passive.

Considérer chaque initiative comme une force de proposition

La pandémie est un phénomène général, mais celui qui y fait face est toujours dans une position singulière. Il reste un individu, avec ses forces et ses fragilités, à un endroit particulier et à un moment précis. Les situations des uns et des autres sont différentes et variables. Le citoyen-expert est mobilisé pour proposer des solutions locales afin de renforcer et de dynamiser la défense collective de sa communauté. Les gestes qui protègent sont d'autant plus acceptés et reproduits que les citoyens les perçoivent comme une compétence qu'ils développent plutôt que comme une contrainte qu'on leur impose. Où le confinement est perçu comme une restriction des libertés, être ambassadeur des 4M ouvre vers une liberté de vivre à l'extérieur tout en restant en sécurité. Les racines latines du mot « autorité » sont auctor, auxilium et auctoritas. Auctor désigne le citoyen acteur de ses mesures de protection. Auxilium, c'est le citoyen qui aide les autres. Auctoritas est le citoyen-expert, celui qui est porteur d'une compétence supplémentaire et qui propose de la partager.

Aujourd'hui, chaque citoyen devient, à son échelon un expert. Il est l'unité élémentaire de la résilience de sa collectivité. Si nous craignons pour nous ou la sécurité de nos proches, si nous craignons pour notre avenir social, professionnel, familial et affectif, sachons chercher sans attendre les opportunités de la crise. La crise nous invite à entrer dans sa complexité pour y chercher des solutions, tissées en semble (latin complexus), à l'instar des liens qui font et fondent notre collectivité. Nous apprenons sans cesse, et vite. Plongés dans un chaos, nous devons quitter des zones de confort pour, dans l'inconfort, chercher les meilleures solutions pour notre avenir.

Cette crise mondiale est une invitation collective à partager une même citoyenneté en tant que soignant du monde, une invitation à la transdisciplinarité et à nous transcender. Face à un virus, c'est un jaillissement d'énergies individuelles, localement à tous les niveaux, par tous les canaux, amplifié par les réseaux sociaux, qui s'unissent. Ainsi considérée, la crise peut faire advenir un monde meilleur.

Hugues Lefort est médecin urgentiste, chef du service des urgences de l'hôpital d'instruction des armées Legouest à Metz.

Patrick Clervoy est professeur de psychiatrie, ancien titulaire de la chaire de psychiatrie à l'Ecole du Val-de-Grâce.