On parle beaucoup en ce moment de « sauver des vies », « préserver des vies », « privilégier la vie », etc. Que signifie « la vie » dans un tel contexte ? C'est d'abord évidemment la vie biologique, que les soignants se battent pour protéger des atteintes de la maladie. Mais c'est aussi tout ce qui fait « la valeur de la vie », c'est-à-dire la capacité à travailler, échanger, penser, créer, aimer, enseigner, délibérer – autrement dit la vie économique, culturelle, sociale, intellectuelle, politique. Nous considérons tous ces aspects de l'existence comme un bloc. La pyramide de Maslow1 illustre cette conception : à la base il y a la satisfaction des besoins primaires, c'est-à-dire biologiques (manger, s'habiller, être en bonne santé) ; puis viennent d'autres besoins, comme la demande de sécurité, d'appartenance, d'estime, de culture. Mener une vie pleine et épanouie, c'est pouvoir satisfaire tous ces besoins, Du biologique au social, puis au culturel, il y a continuité et implication.
Il n'en a pas toujours été ainsi. Dans l'Antiquité et au Moyen-âge, étaient considérés comme nobles ceux qui avaient montré qu'ils étaient capables de sacrifier leur vie au combat pour une cause supérieure. Cette capacité était le principe d'une hiérarchie qui a perduré plusieurs siècles. La vie biologique et ses besoins étaient appréhendés comme une forme d'existence inférieure, voire méprisable. On l'opposait aux finalités supérieures de l'honneur, la culture, la pensée ou la spiritualité.
Ce dualisme a aujourd'hui disparu. Depuis Mai 68, on a réhabilité et réintégré les besoins biologiques dans la liste des finalités légitimes pleinement humaines. Les plaisirs physiques (faire l'amour, partager un bon repas, une bonne bouteille, etc.) ne sont plus dissociés des autres. Tous concourent et participent également à la réalisation d'une « vie accomplie ».
Mais cette continuité ne vaut que pour les temps ordinaires. Dans les situations extrêmes (« in extremis »), l'opposition resurgit. Quand il s'agit de défendre la patrie menacée, de résister à la barbarie nazie, de se montrer solidaire dans les « camps de la mort », la question se pose à nouveau de choisir entre la fidélité à un idéal de solidarité et la survie « à tout prix », c'est-à-dire même au prix du déshonneur et de l'indignité.
N'est-ce pas l'une de ces situations extrêmes que nous vivons à nouveau aujourd'hui ? Le confinement nous oblige, dans des circonstances heureusement moins dramatiques, à sacrifier une grande part de notre vie humaine pour préserver notre existence physique. Nous devons rester confinés, renoncer aux rencontres culturelles, aux spectacles collectifs, aux rassemblements amicaux et conviviaux, et même au travail – c'est-à-dire à ce qui fait la valeur « humaine » de notre existence - simplement pour protéger notre vie biologique et celle des autres. Ceux qui dérogent au confinement sont dénoncés pour manque de solidarité et comportement irresponsable.
La question se pose aussi pour ceux qui, atteints par le virus, n'ont que peu de chances de survie du fait de leur âge ou de leurs pathologies. Les soignants se voient contraints de faire un choix difficile – même quand il y a des places en réanimation – pour décider s'il vaut la peine de faire subir à des personnes fragiles un traitement pénible et traumatisant avec des chances de survie très minces.
La question vaut enfin pour chacun de nous. Elle nous oblige à envisager que si, dans les circonstances ordinaires, vie biologique et valeurs humaines coïncident, dans certaines circonstances extrêmes elles peuvent diverger. Dans ces circonstances, il peut être de notre devoir de placer les valeurs qui font de nous des humains au-dessus de notre survie.
C'est ce qu'exprime Ruwen Ogien2 lorsque sur son lit d'hôpital, atteint d'un cancer qui l'emportera, il écrit qu'il est en train de « perdre ses certitudes déontologiques, c'est-à-dire la croyance que l'impératif de me maintenir en vie aussi longtemps que possible prévaut sur toutes autres considérations ». Il ajoute que ne pas s'obstiner de vivre à tout prix « serait une forme de politesse à l'égard des jeunes générations ». Il se réclame de David Hume, pour qui si l'on ne se sent plus en mesure de contribuer au bonheur commun ni au sien propre, renoncer à la vie « est non seulement innocent mais louable ».
Ce peut être pour nous un devoir, dans certaines situations, de préférer à notre existence biologique les chances d'avenir d'une communauté humaine à laquelle nous appartenons, mais qui ne se réduit pas à l'espèce.
Cette éthique « in extremis » revient à considérer qu'il peut arriver un moment où notre vie est « accomplie », c'est-à-dire n'est plus en capacité de faire progresser les principes qui nous relient aux autres et au monde. Ces principes, dans certaines circonstances, peuvent exiger que nous nous dissociions de notre réalité biologique pour mieux affirmer notre existence humaine.
Bien entendu, cette décision ne peut s'imposer qu'au terme d'une réflexion approfondie, personnelle ou collégiale. Elle ne relève que de nous et ne saurait être imposée, ni même suggérée par d'autres. La société demeure et doit demeurer régie par l'éthique de la « vie à tout prix », qui ne sépare pas le biologique de l'humain. Pour la société, toute vie est précieuse et doit être préservée quoi qu'il en coûte, sous peine de tomber dans la barbarie et un utilitarisme sordide. Mais cette éthique collective n'empêche pas que puisse se poser à chacun, en son âme et conscience, la question d'une autre éthique qui ne fait plus de la vie biologique un principe sacré.
L'éthique du confinement (sacrifier une grande partie des intérêts « humains » pour préserver la vie biologique) ne doit pas dissimuler la prégnance d'une éthique inverse, qui invite à sacrifier sa vie biologique par fidélité à des intérêts supérieurs. Elle conduit à ne pas vivre dans l'obsession permanente de « persévérer dans son être », selon la sagesse spinoziste – mais au contraire d'évaluer à tout instant la valeur de sa vie par rapport à des critères qu'on s'est soi-même choisis. C'est une autre conception de la liberté, plus exigeante mais plus profonde. C'est la sagesse de Montaigne : « Le sage vit tant qu'il doit, non pas tant qu'il peut ». La première repose sur l'idée que la vie se termine « naturellement », selon un processus auquel nous ne pouvons rien, comme une bougie s'éteint quand il n'y a plus rien à brûler. La seconde repose sur l'idée de « vie accomplie », c'est-à-dire de l'existence conçue comme une œuvre, qui s'achève quand son créateur l'a décidé, parce qu'elle a atteint une sorte de perfection indépassable.
L'un des mérites de la crise du coronavirus est peut-être de rendre à tous ce choix plus clair et plus nécessaire.
François Galichet est philosophe, professeur honoraire à l'université de Strasbourg.
Derniers ouvrages publiés aux éditions Odile Jacob : Vieillir en philosophe. (janv 2015)
À paraître fin juin 2020 : Qu'est-ce qu'une vie accomplie ?
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