Une des leçons des premiers mois de 2020, c'est qu'il est trop tôt pour se hasarder utilement à des prévisions sur les conséquences géopolitiques de la phase actuelle de la pandémie de Covid-19. Alors que le virus initialement identifié à Wuhan venait à peine d'être nommé par l'Organisation mondiale de la santé (OMS), des articles parus dans la presse américaine et européenne s'appesantissaient sur le défi auquel étaient confrontés les dirigeants chinois, le tout suivi par des éditoriaux parfois définitifs sur les conséquences plus larges à en tirer. Quelques semaines plus tard, l'air du temps avait changé, avec des propos non moins définitifs sur la force de la Chine par comparaison avec une Amérique à la dérive et une Union européenne (UE) à la ramasse.
Outre l'effet dissuasif que cette séquence peut avoir sur qui voudrait se livrer à des pronostics, il y a des raisons puissantes qui interdisent pour le moment de prévoir des évolutions géopolitiques spécifiques. A l'inverse, il est déjà possible de s'interroger sur comment et par quels relais la pandémie pourra modifier la géopolitique, au-delà du rappel que la géopolitique n'est pas comme une course de chevaux et que toutes les issues ne sont pas à somme nulle.
Ignorance et connaissance
L'étendue de notre ignorance sur le Covid lui-même et le cours futur de la pandémie est à la mesure du caractère sans précédent de l'événement lui-même dans l'histoire moderne. Le Covid est un ennemi puissant, qui se comporte suivant ses règles darwiniennes qui lui donnent la capacité de s'adapter aux circonstances et de changer de trajectoire : en forçant le trait, son système d'exploitation lui permet d'agir stratégiquement. Le Covid a été identifié très récemment. Nous savions initialement aussi peu, voire moins, que nos anciens confrontés à la « grippe espagnole » en 1918-19. Bien que largement ignorants des caractéristiques de la nouvelle catégorie de pathogènes qualifiés de « virus filtrants » découverte quelques années plus tôt, du moins les médecins de l'époque connaissaient la nature saisonnière de la grippe, une maladie dûment répertoriée.
Au moment où ces lignes sont écrites, nous ne savons toujours pas si le Covid est saisonnier, ou sensible de manière générale à la température ambiante et à l'hygrométrie, même s'il est clair qu'il paraît avoir trouvé son bonheur en même temps au Burkina Faso brûlant et sec, au Nunavik (Québec) glacial, et dans la touffeur équatoriale de Guayaquil. Nous n'avons pas non plus une pleine compréhension de la durée, du spectre et de la fiabilité de la réponse immunitaire que déclenche sa présence dans un être humain infecté. Sans cette connaissance, il sera difficile de mettre au point notre réponse stratégique au Covid, notamment dans le domaine vaccinal et pharmacologique. Le mieux que nous puissions faire pour le moment est de recourir à des moyens hérités du Moyen Âge tels la quarantaine, le port de masques, le confinement, l'interruption des voyages et la distanciation sociale, le tout rendu plus efficace par la capacité de procéder au dépistage virologique et sérologique en liaison avec les techniques de traçage, cependant que les soins hospitaliers modernes permettent de sauver plus de patients en difficulté qu'à l'époque de la grippe espagnole.
Dans ces conditions, nous ne savons pas combien de temps la pandémie va durer, quelle est sa capacité à s'incruster et à procéder à des retours offensifs tant que l'immunité de groupe ne sera pas au rendez-vous, tragiquement ou de préférence par la voie vaccinale. Si nous partons du principe que le Covid-19 est grippal de par la réponse immunitaire qu'il provoque, nous saurons peut-être dans le courant de cette année s'il y aura de la lumière au bout du tunnel en 2021, ce qui conduirait le cas échéant à des politiques plus pérennes et à identifier des conséquences géopolitiques. Si tel n'est pas le cas, nous aurons un problème plus important. Bien que les coronavirus soient différents du VIH (Virus de l'immunodéficience humaine) présent dans le SIDA, il peut être utile de rappeler que le vaccin pour le VIH avait été pronostiqué dans les « deux ans » et il n'est toujours pas au rendez-vous. Il avait par ailleurs fallu six ans pour développer l'AZT, le premier traitement efficace du SIDA en 1987.
Tout ceci induit une imprévisibilité massive en ce qui concerne les conséquences sociétales, économiques et politiques d'une pandémie dont la durée ultime et la sévérité future demeurent inconnues.
S'y ajoutent deux autres inconnues qui entravent l'analyse géopolitique. Au-delà d'une poignée de centenaires, aucune personne vivante n'a une expérience directe d'une pandémie comme celle que nous endurons ; et l'expérience indirecte dont nous disposons s'est déroulée dans des sociétés très différentes de la nôtre. Certes, les récits de Thucydide, Boccace, Pepys ou Defoe contiennent des éléments qui demeurent pertinents ; ils sont d'une utilité limitée dans le quotidien. Les leçons d'épidémies récentes comme le SRAS sont plus directement applicables, mais pas à l'échelle de la pandémie en cours.
Aussi ignorons-nous la manière dont nos sociétés réagiront dans la durée au Covid.
La dernière inconnue est économique. Que se passe-t-il quand à la fois l'offre et la demande s'effondrent à l'échelle mondiale en l'espace de quelques semaines seulement ? En 2007-9, l'on a découvert toutes sortes d'horreurs financières liées à des phénomènes de titrisation sauvage dans lesquels une notation AAA signifiait son exact contraire. A quelles surprises aurons-nous affaire cette fois-ci ?
Cependant, l'impossibilité de deviner quelles évolutions géopolitiques nous attendent ne nous empêche pas de nous intéresser à ce qui pourrait les déclencher. Des causes puissantes et identifiables de changement ont déjà été libérées par la pandémie et la façon dont elles affecteront la géopolitique peut être décrite. Aussi pouvons-nous évaluer la manière dont seront modifiées les perspectives géopolitiques des acteurs les plus puissants en termes stratégiques ou économiques : les Etats-Unis, la Chine et l'Union européenne.
Etat, nation et demos
La pandémie a renforcé le pouvoir de l'Etat dans son rôle le plus traditionnel, celui de protecteur de la société par rapport à des menaces extérieures. Avec un Covid-19 porteur d'insécurité, et potentiellement de mort, à l'encontre de tous, l'Etat a moins de difficultés que d'habitude à justifier ses actions, qu'il s'agisse d'une démocratie ou d'une dictature. Des démocraties en vue n'ont guère eu de mal à décréter l'état d'urgence pour une durée déterminée face à la pandémie au niveau national ou provincial. Ce type de facilité peut être vu comme une bonne nouvelle par des dictateurs en herbe, comme Viktor Orbán, qui a saisi l'occasion pour passer de ce qu'il nomme la « démocratie non-libérale » vers un pouvoir autoritaire sans entraves : l'état d'urgence hongrois adopté fin mars n'est pas limité dans le temps. La première « corona-dictature » sera peut-être placée sous la Couronne de Saint-Etienne. D'autres pourraient être tentés de suivre cet exemple.
De façon plus générale cependant, cette capacité nouvelle qu'a l'Etat d'assumer des pouvoir plus importants que même les démocraties les plus turbulentes considéreront comme légitimes pourrait jouer en faveur des démocraties et non des dictatures. Les guerres mondiales, et spécialement la Seconde Guerre mondiale, permettent de justifier cette affirmation contre-intuitive. Les dictateurs ¬– Hitler, Mussolini, Staline – gagnaient peu de pouvoirs nouveaux en passant de la paix à la guerre. Dans le même temps, les démocraties ont bénéficié d'un accroissement sensible de leurs pouvoirs de mobilisation et, le cas échéant, de coercition. Pour faire face au Covid, l'Etat démocratique se donne des forces nouvelles, alors que tel n'est pas le cas des dirigeants chinois.
De façon plus inattendue, nous assistons au retour de l'Etat maître des ressources et gestionnaire de l'économie caractéristique du XXe siècle avant la révolution conservatrice des années Thatcher-Reagan. Le soutien économique permettant d'atténuer les effets fissipares de la soudaine dépression provoquée par la pandémie est entre les mains de l'Etat, au sens le plus large, banques centrales et organisations financières internationales comprises. Le retour à la santé économique tout en gérant la réaction inévitable contre la mondialisation (voir infra), nécessitera l'intervention de l'Etat. Certes, le « léninisme de marché » chinois sera mieux taillé pour ce rôle qu'une Amérique qui a perdu jusqu'au souvenir de l'interventionnisme étatique du New Deal. L'UE dont une partie de l'ADN est technocratique, d'origine française mais aussi allemande, avec la Sozialmarkwirtschaft, « l'économie sociale de marché », ne sera pas forcément en décalage par rapport aux temps nouveaux.
La montée du Big Data comme source de puissance et de revenus au XXIe siècle pourrait aussi prendre les couleurs étatiques du siècle précédent. C'est déjà le cas en Chine, où l'Etat dicte sa ligne. Mais face à la pandémie, les démocraties seront préférées aux acteurs privés quand il s'agira de renforcer la surveillance de chacun, fût-ce sur une base volontaire. Le traçage des individus pour mieux maîtriser la pandémie implique la mise en œuvre généralisée de technologies jusqu'à présent employées seulement dans des cas limites comme le contre-terrorisme.
Le maniement des Big Data, en lien avec l'intelligence artificielle et d'autres transformations concernant la cybersphère, était devenu un sujet remodelant la géopolitique au XXIe siècle. Ce processus va s'accélérer, mais avec l'Etat, démocratique ou dictatorial, au centre du jeu, plutôt que les GAFAM américaines ou les BATX chinois.
Le constat de cette montée de l'Etat au temps du Covid s'accompagne d'un présupposé que serait le triomphe de la nation, placée au centre de la « nouvelle géopolitique ». Pour le moins, mieux vaut ici suspendre tout jugement. Pour commencer, dans le monde moderne, la politique de santé n'a jamais cessé d'être organisée au niveau national ou, dans le cas d'Etats fédéraux, au niveau inférieur. Le multilatéralisme y a toujours été faible, l'OMS jouant un rôle consultatif ; dans la crise actuelle, son autorité morale a souffert car elle a paru davantage soucieuse de complaire aux préoccupations de l'un de ses membres, la Chine, que de remplir sa mission de santé publique. Même dans le contexte de l'Union européenne, la politique de santé est une compétence nationale : il y a quelque paradoxe à entendre dans la crise actuelle des souverainistes se plaindre de l'inaction de l'UE dans un domaine autour duquel ils auraient été les derniers à souhaiter que Bruxelles n'enroule ses tentacules.
Surtout, la pandémie a montré que l'échelle des acteurs a de l'importance. La Chine a bénéficié de ces effets d'échelle lorsqu'elle a fini par mobiliser l'ensemble de ses forces contre la pandémie et la juguler, au moins provisoirement et avec un coût humain plus élevé que celui qu'elle affiche. De nombreux pays de l'UE ont payé un lourd tribut à l'absence d'une capacité européenne de gestion de crise sanitaire. C'est bien l'insuffisance de la capacité de mobilisation d'Etats membres pris individuellement qui est mise en question dans cette supposée revanche des nations. Les Etats-Unis ont certes l'échelle nécessaire, mais c'est du refus de la Maison Blanche de jouer le collectif que nait pour partie le médiocre bilan de l'Amérique face à la pandémie, avec ses 28 454 morts au 15 avril, alors que la pandémie entamée plus tard que chez nous n'y a pas encore atteint sa pleine puissance. L'Etat de New York (20 millions d'habitants) a déjà eu à déplorer 11 586 décès, soit proportionnellement davantage que l'Italie.
Enfin, force est de constater que la pandémie peut miner les nations et non les renforcer, du fait de son impact différencié dans le temps et dans l'espace. Ainsi, la Catalogne versus Madrid ; le local versus le local dans la course aux équipements hospitaliers (Belgique, Etats-Unis…) ; le rejet des « corona-réfugiés » en provenance du Hubei par leurs concitoyens chinois, ou le mauvais accueil fait par des Sudistes à des Nordistes en Italie. La cohésion nationale ne va pas de soi, d'où l'insistance de la communication officielle française sur la dimension nationale et solidaire des transferts médicaux, par ailleurs remarquables et nécessaires, de patients entre régions françaises, au-delà de leur seule utilité médicale.
A l'inverse, ce qui ne soulève aucun doute, c'est que la pandémie a donné un nouveau relief aux frontières. Il ne faut au demeurant pas voir un triomphe pur et simple de la nation. Lorsque la France et l'Allemagne contrôlent leur frontière commune, il ne s'agit pas d'un rejet de l'Europe, pas plus que la barrière établie entre le Hubei et ses 60 millions d'habitants n'était un coup porté à l'unité de la Chine. Mais cette remise à l'honneur des frontières aura d'importantes conséquences géopolitiques soit du fait de leur mauvaise gestion (cf. infra), soit du fait de leur instrumentalisation, notamment contre les mouvements migratoires.
Le peuple, le demos, a lui aussi changé avec le Covid-19. La pandémie et les mesures prises à son encontre ont été une source de stress immense pour les populations soumises à des mesures plus généralement associées à la punition : le confinement, l'interdiction de voyager, la perte d'emploi et une surveillance intrusive. De ce fait, les citoyens auront volontiers la dent dure le moment venu par rapport à des mesures jugées inutilement vexatoires, inefficaces voire inhumaines, y compris dans les dictatures. Devant les réactions publiques, Pékin a dû honorer comme un martyr le Dr. Li Wengliang, victime du Parti Communiste au pouvoir. Par ailleurs, la population en général et les personnels de santé estimeront avoir des droits supplémentaires, à la manière des soldats-citoyens victorieux revenant du champ de bataille en 1918 ou 1945 : ce n'est pas par hasard que le président Macron a repris dans son discours la formule qu'appliquait Clemenceau aux Poilus : « ils ont des droits sur nous ».
Plusieurs pays, dont la France et la Chine, ont bâti des récits venant tant du sommet que de la base, sur le thème du sacrifice guerrier et des soignants comme les héros de la ligne de front. Ce genre de phénomène peut être une source de force politique et géopolitique, à l'instar de l'accueil généreux réservé aux G.I.s de retour au pays ou le mythe bâti autour des Frontovniki de l'URSS de Staline. Nous savons aussi que le retour à la paix dans l'Allemagne impériale vaincue a eu des conséquences géopolitiques plus que désagréables.
La « génération Covid » bâtira peu ou prou sa propre mémoire. Mais il y a peu de chances qu'elle soit un spectateur passif de la nouvelle ère. Dans certains pays, ceux où l'imprévoyance ou l'incompétence ont conduit aux bilans les plus désastreux, les règlements de compte politiques seront féroces. Les forces ainsi libérées auront des effets géopolitiques.
La transmission du changement : déconfinement et relance économique
Pratiquement tous les pays et organisations importantes ont réduit leurs activités, souvent de manière massive. Les réunions présentielles de toute nature sont limitées ou annulées tout comme les voyages, des quarantaines et le confinement à domicile ordonnés, les activités économiques non essentielles réduites ou fermées : telles sont les mesures de la nouvelle anormalité mondiale mises en place en moins de deux mois à partir du premier confinement à Wuhan le 23 janvier. Politiquement et pratiquement, ce coup de frein brutal a été remarquablement facile à opérer, même si certaines décisions ont été parfois tardives. A l'inverse, le retour de la société à quelque chose qui ressemblerait au statu quo ante ne peut être qu'un processus graduel, périlleux socialement et économiquement.
Qui bénéficiera en premier des mesures du déconfinement et selon quels critères ? La réponse n'est pas dans la question : par exemple, déconfiner les « happy few » qui ont acquis une résistance immunitaire peut paraître logique mais serait discriminatoire et donc socialement polarisant. Il y a de nombreuses façons de se tromper dans ce processus. Par ailleurs, quelles nouvelles mesures restrictives faudra-t-il mettre en place lorsque les populations déconfinées seront lâchées dans la nature et qu'il faut mettre en place des barrières contre le retour du Covid-19 ? La question n'est pas hypothétique comme en atteste la quarantaine stricte mise en place le 19 mars envers les personnes se rendant en Corée du Sud. Ou encore la France et l'Allemagne mettant en place de nouveaux contrôles à leur frontière commune le 16 avril. Que se passera-t-il si le déconfinement est entrepris sans un minimum de coordination entre Etats voisins ? Les Italiens du Nord fraîchement déconfinés de leur région ravagée par le Covid-19 risquent de ne pas être traités avec douceur au col du Brenner conduisant à l'Autriche et l'Allemagne. Prise isolément, aucune de ces interrogations ou d'autres n'est insoluble, en Europe ou globalement. Prises ensemble et sans coordination avec la menace du retour du Covid-19 comme toile de fond, elles peuvent semer le désordre. Or, le succès du déconfinement commande le regain de l'économie.
L'impact économique de la pandémie commence à être mesuré. La France, qui est entré pleinement dans le confinement le 18 mars, a connu, selon les données préliminaires de la Banque de France, une baisse de 6 % de son PIB au cours du premier trimestre. Comme les deux premiers mois étaient caractérisés par une activité voisine de la normale, le rythme de la descente en mars a pu être de l'ordre de 20 %. Ceci est cohérent avec les calculs préliminaires de l'OCDE, qui évalue l'impact économique initial de la pandémie pour les principales économies et pour ses pays membres comme s'échelonnant entre -18% (pour la Chine) et -31 % (pour le Japon), la France et les Etats-Unis se situant autour de -25 %. De tels chiffres sont voisins de ceux constatés aux pires moments de la Grande Crise des années 1930. Si ces prévisions devenaient une nouvelle norme, les conséquences géopolitiques pourraient être aussi brutales que celles de cette époque.
A la mi-avril, le FMI prévoyait pour l'année 2020 une décroissance du PIB mondial de -3 %, avec -5,9 % aux Etats-Unis et -7,5 % dans la zone euro, la Chine parvenant à surnager avec 1,2 % de croissance. A l'exception partielle des économies émergentes de la zone Indopacifique, toutes les régions de la planète connaîtraient une chute de leur PIB. Ce scénario de base excluait une durée longue de la pandémie ou son retour offensif en 2021.
Cependant, il n'y a pas a priori de raison de penser que cette descente aux enfers ne puisse être bloquée : c'est d'ailleurs ce que prévoit le FMI. Même un déconfinement chaotique devrait être suivi d'un rebond substantiel. Il faudrait une incompétence hors normes, la découverte d'horreurs insoupçonnées au cœur du système économique et une virulence accrue du SARS-CoV-2 pour empêcher qu'un tel rebond ait lieu dans la seconde moitié de 2020. Il faut seulement espérer que cette reprise ne soit pas suivie par un nouveau plongeon lié à un retour offensif du Covid-19 en l'absence d'une percée dans le domaine des vaccins et des traitements.
En admettant que la reprise ne se termine pas par une telle queue de poisson, c'est la phase suivante qui pourrait produire des conséquences géopolitiques durables, lorsque la morphine apaisante mais temporaire des « bazookas » maniés par les banques centrales et l'« argent-Canadair » distribué aux ménages auront épuisé leurs effets. Dès avant la pandémie, trois grands sujets géoéconomiques figuraient déjà dans la débat politique et économique. L'un est la démondialisation. La reconnaissance de la fragilité de chaînes de valeur transnationales à flux tendus se combine avec la pression politique croissante sur des réseaux de transport consommateurs d'énergies fossiles afin que ceux-ci assument l'intégralité de leur empreinte carbone. La régionalisation en est une autre, promue d'abord par Donald Trump avec sa politique commerciale américano-centrée, et accentuée par la diffusion de techniques favorisant la relocalisation, comme l'impression 3D, et la réduction de la dépendance en hydrocarbures situés dans des régions géopolitiquement difficiles comme le Golfe et la Russie. La dernière est le découplage, mot-code en économie pour désigner la Chine, visant à défaire les chaînes de valeur critiques situées dans ce pays et à réduire de manière plus générale la dépendance par rapport aux exportations chinoises. Les prises de position géopolitiques du président Xi, jointes aux pressions diplomatiques chinoises, la prédation chinoise en matière de droits de propriété intellectuelle et l'impérialisme numérique chinois ont contribué à cimenter un « China consensus » bipartisan dans une Amérique pourtant divisée par ailleurs tout en soulevant une résistance croissante au sein de l'UE.
L'ensemble de ces tendances sont exacerbées et mises en synergie sous l'effet de la pandémie, qu'elle soit brève ou longue. La géopolitique de comptoir suggérerait que tout cela débouchera sur un conflit bipolaire de grande envergure. Et tel pourrait d'ailleurs être le cas.
Pourtant, des forces vont en sens contraire, dont aucune n'est particulièrement ragoûtante. Il n'y a actuellement pas d'unité de vision à long terme entre les Etats-Unis et leurs partenaires européens. Donald Trump reste fidèle à son approche transactionnelle et, autant que possible, unilatérale qui est la sienne depuis des décennies. Il reste à savoir si cet état de fait changera avec les élections de novembre 2020. De plus, le coût des mesures de soutien et de relance post-Covid pèseront lourdement sur les marges de manœuvre géoéconomiques et, partant, géopolitiques. Les décisions concernant la mise en place de la 5G seront à cet égard un cas test, d'autant plus que la 5G sera un élément structurant de notre économie et de notre société en ligne. Le récit de la démondialisation, de la régionalisation et du découplage suggèrerait que les pays européens choisiront soit de confier la maîtrise d'œuvre de leur 5G à des sociétés européennes, à savoir Ericsson et Nokia, soit d'opter pour des architectures innovantes dites « ouvertes », par exemple entre Rakuten, une société japonaise, et Nokia. A l'inverse, dans la logique d'un monde dans lequel l'Europe serait sur la paille et l'Amérique intéressée à panser ses propres plaies, c'est le Chinois Huawei qui pourrait encore emporter le gros lot, avec des prix réduits à des niveaux que ne saurait justifier une pure logique commerciale.
Le temps des comptes, le temps de la colère, le temps du bouleversement : Etats-Unis, Chine, Union européenne
Le poids et le positionnement géopolitiques de l'Amérique seront exceptionnellement sensibles à la durée de la pandémie et sujettes à des incertitudes hors normes. L'importance du facteur temps est fonction de l'option défaut américaine qu'est la facilité de licenciement et d'embauche. Cette préférence sociétale a traditionnellement assuré depuis la Seconde Guerre mondiale une reprise rapide et forte après toute récession, y compris la grande crise financière de 2007-9. Ainsi, si la pandémie est réduite à des proportions prévisibles et gérables, les Etats-Unis pourraient sortir de la « coronadépression » en relativement bon ordre. L'impact géopolitique du Covid-19 pourrait donc être limité par rapport à la situation d'autres pays.
Outre le fait que ce scénario ne va pas de soi, il y a une faille dans ce raisonnement : à la différence de récessions antérieures, y compris la grande crise financière, la « coronadépression » pèsera sur tous les partenaires commerciaux des Etats-Unis, y compris la Chine, sortant de l'équation tout vecteur de croissance. Pendant la crise de 2007-9, la Chine n'avait jamais cessé de croître de plus de 6 % par an.
Certes, l'économie américaine est moins dépendante que la moyenne mondiale de son commerce en biens et services : ses exportations représentent 12 % de son PIB, versus une moyenne mondiale de 28 %. Elle souffrirait néanmoins dans un contexte mondialement déprimé. Donc ce scénario serait plus difficile pour l'Amérique que les crises économiques précédentes.
Le problème plus large, et qui deviendrait ingérable si la pandémie devait s'attarder, c'est que l'Amérique était une société très perturbée avant le Covid-19. La polarisation politique et culturelle était d'une intensité sans précédent depuis au moins les années de la déségrégation et de la guerre du Vietnam, elle divisait le pays avant que le Covid ne frappe, avec en toile de fond des inégalités massives de revenu, de patrimoine, d'éducation et d'accès aux soins. La profondeur de ces divisions a été mise en relief non seulement par la gestion aussi partisane qu'hasardeuse de la lutte contre la pandémie mais aussi par les vues divergentes de l'opinion publique sur la gravité de la menace : celles-ci étaient étroitement corrélées en fonction des préférences partisanes, comme si le virus était un militant politique.
Le Covid-19, lui, agit selon les lignes de fracture de classe, qui sont aussi raciales, au sens américain du terme, puisque les minorités visibles sont en moyenne moins bien loties que les « Caucasiens ». Un accès coûteux à des soins de moindre qualité crée, avec les handicaps du mode de vie (notamment l'obésité), une vulnérabilité létale face au Covid-19.
Sous l'effet de la pandémie, il y a un risque substantiel que les divisions au sein de la société américaine ne poussent le pays à se concentrer davantage encore sur des règlements de comptes. La politique du « America First » qui avait contribué à l'élection de Trump pourrait se transformer en un isolationnisme plus général. Même si le successeur de Donald Trump s'avère être un Franklin Roosevelt bis, il faut se rappeler que les deux premiers mandats du président du New Deal n'étaient pas franchement internationalistes…
La Chine a souffert la première de l'éclosion du Covid-19 et elle a aussi été la première à lever progressivement ses mesures de confinement, la plupart de ses entreprises ayant repris le travail. Ceci lui donne une avance apparente dans la reprise et elle s'autorise un narratif de réussite de sa politique anti-Covid, prolongé par sa capacité à s'engager dans une « géopolitique du masque ». Outre les doutes qui pèsent sur les données officielles concernant les dégâts infligés par le virus et sans s'étendre sur les défaillances d'une géopolitique du masque obérée par une propagande maladroite et des produits non conformes, la Chine fait face à deux immenses défis dans la nouvelle ère. Ceux-ci pèseront dans toutes les hypothèses d'évolution de la pandémie.
La Chine est le pays d'où vient le SARS-Cov-2. Quand le virus a commencé à se répandre, la terre entière a pu constater que ce problème venait d'une Chine prompte à mettre en valeur ses qualités, et non d'un Occident décadent et démocratique. Au lieu de gérer la question de la provenance du virus comme un sujet technique lié à la vie de bêtes exotiques – pangolins, chauve-souris et autres serpents – et à des problèmes comme le trafic des espèces rares auxquels la Chine porterait remède, Pékin a choisi de jouer l'affaire géopolitiquement. De manière quelque peu baroque, elle a d'abord accusé des soldats américains d'avoir importé le virus à Wuhan lors des « Jeux olympiques militaires » puis en a fait porter la responsabilité à un savant italien qui n'en pouvait mais. En cédant aux provocations de Donald Trump sur le « virus chinois », les autorités chinoises ont assuré que l'incendie allumé ne s'éteindrait pas. La provenance chinoise du virus est devenue un péché originel qui pèsera sur la réputation de la Chine, limitant ses marges de manœuvre géopolitiques.
Le problème économique est encore plus lourd. Les autorités chinoises partent depuis longtemps du principe qu'une croissance d'au moins 6% est nécessaire pour assurer le plein-emploi, celui-ci étant un élément essentiel de légitimation du régime communiste. La Chine a pu réduire au fil des ans sa dépendance par rapport à ses exportations. Celles-ci restent cependant très élevées, à quelque 21% du PIB. La Chine dépend aussi des mêmes chaînes de valeur que celles qui inquiètent tant ses partenaires occidentaux, et tente de les dénouer dans des domaines critiques dans le cadre du plan stratégique « Made in China 2025 ». La coronadépression mondiale affectera et l'économie et l'emploi dans un pays qui n'est pas socialement calme et qui dépense des fortunes pour assurer la sécurité intérieure du pays.
Le front intérieur deviendra une source de vives préoccupations pour la direction du PCC. Contrairement à ce qui pourrait se passer aux Etats-Unis, la réponse chinoise à la tension sociale ne sera probablement pas isolationniste. Lorsque le peuple est en colère, et faute de voies de recours démocratiques, un régime autoritaire peut être tenté de détourner cette colère contre des cibles extérieures. Le patriotisme exacerbé fait partie de la « pensée Xi Jinping ». Une poussée nationaliste fait clairement partie des options : l'analogie historique est ici celle du Japon hyper-nationaliste des années 1930. Une Chine mise au défi économiquement et socialement risque fort d'être une Chine agressive.
L'existence même de l'Union européenne dépend de sa capacité à gérer la pandémie et ses conséquences. A priori, les augures ne paraissent pas bons. Depuis le début du siècle, sa croissance économique est inférieure d'un point environ à celle des Etats-Unis et elle est divisée entre un Nord frugal et un Sud endetté ; sa sécurité est menacée depuis le Sud et l'Est, mais elle reste largement dépendante d'un bon vouloir américain de moins en moins évident ; ses populations vieillissantes gèrent avec difficulté l'intégration des populations immigrées à l'Ouest et l'exode massif de ses populations les plus jeunes à l'Est ; et l'Union n'a pas su offrir suffisamment d'attraits pour convaincre les Britanniques (ou du moins les Anglais) à y rester cependant que des partis europhobes font leur pelote politique dans de nombreux pays membres.
Plus fondamentalement, l'Union reste une entité sui generis hétéroclite et désordonnée ressemblant aux treize Etats américains pendant les années précédant l'adoption d'une Constitution, une option dont les Européens n'ont pas voulu. La prise de décisions rapides n'est pas le fort de l'UE. Pis, la politique de santé était (et reste) une compétence nationale, ce qui explique en grande partie l'extraordinaire diversité de situations face au Covid-19 : à la mi-avril, il y avait 1 129 morts officiellement recensées pour un million d'habitants en Lombardie (10,06 millions d'habitants) contre 1,1 en Slovaquie (5,45 millions d'habitants).
La forte dépendance de l'UE par rapport au commerce extérieur la rend par ailleurs particulièrement exposée aux effets de la coronadépression, comme en témoignent les prévisions du FMI citées plus haut.
Pourtant, cette description ne vaut pas prévision. Certes, il n'est pas difficile d'imaginer un scénario dans lequel le déconfinement conduit à un durcissement durable des frontières intérieures de l'Union. La coronadépression pousse l'Italie à la faillite, provoquant la fin désordonnée de l'euro et le repli des Etats membres derrière des barrières nationales, qu'il s'agisse de commerce ou de politiques industrielles. Un mélange de corruption, de blandices et de pression de la part de la Chine et de la Russie fragmente toujours davantage l'Europe cependant que le président Trump, réélu en novembre 2020, suspend le maintien de forces américaines en Europe à un accord financier comparable à celui qu'il tente d'imposer à la Corée du Sud.
Dans ce scénario, l'Union européenne termine son existence comme un remake des derniers jours du Saint Empire Romain Germanique. La France et le Royaume-Uni (ou ce qu'il en reste) ne peuvent plus tenir leur rang diplomatique et stratégique, cependant que l'Allemagne perd tout espoir d'y parvenir.
Si la coronadépression est brève, une version plus douce et plus longue de ce scénario pourrait se dérouler.
Un tout autre scénario pourrait cependant se présenter. Avec une grande partie de la force de travail en chômage partiel donc encore en activité, la reprise du travail pourrait se dérouler plus vite et mieux que dans une Amérique dont les firmes ont perdu leurs employés les plus précieux. Grâce à l'accord entre les membres de la zone euro sur la mobilisation d'un fonds de reprise de 500 milliards d'euros venant en surcroît du soutien de la BCE et des Etats membres, la reprise est soutenue dans un marché unique et une zone euro demeurés intacts. Un déconfinement compétent a permis d'éviter le durcissement des frontières intérieures mises en place pendant la crise. Politiquement, la « redécouverte » des vertus des frontières extérieures rend possible un consensus sur la gestion des flux migratoires d'un côté, et la mise en place d'une politique commerciale extérieure vigoureuse, adossée à une politique industrielle et une gestion collective des Big Data empruntant beaucoup aux pratiques chinoises. La Chine n'aura plus un accès illimité à l'Union européenne en termes de technologies de l'information tout en s'abritant derrière sa Grande Muraille numérique. La même chose vaut pour les GAFAM, qui ont déjà eu un avant-goût des pouvoirs que l'UE peut se donner en la matière.
Quel est le degré de probabilité de ce scénario ? Avec son inimitable Krebsgang, sa démarche en crabe, l'Union a déjà pris certaines de ces décisions, et même de manière rapide. Il n'était pas facile de trouver un accord entre les membres de la zone euro sur le plan de relance : mais c'était fait avant la mi-avril. De fait, l'UE a un instinct de survie qui peut surprendre, comme l'a montré la longue et dure crise de l'euro. Par ailleurs, la Chine avait du mal à pousser son avantage économique et stratégique avant le choc du Covid-19 : ainsi, les investissements directs chinois en Europe ont baissé chaque année depuis 2016. Avec la crise actuelle, le comportement de la diplomatie chinoise n'est plus seulement perçu comme inacceptable, il devient un objet de ridicule. Dans le discours politique, la régionalisation et le découplage par rapport à la Chine sont devenus des sujets de consensus. On mesure l'ampleur du changement quand Madame Vestager, responsable réputée ultralibérale de la politique de concurrence à la Commission européenne, déclare que « les pays européens devraient acheter des parts dans des entreprises pour contrer la menace d'une prise de contrôle chinoise ».
La transformation de l'Union européenne pourrait être la grande surprise de la crise du Covid-19.
Il reste que le facteur le plus puissant et le moins prévisible d'évolution de la géopolitique est le bouleversement que la pandémie aura produit au sein des populations européennes, américaines et chinoises. L'ombre portée des années 1930 doit inspirer stupeur et humilité lorsque nous levons le regard sur notre avenir. Même si le choc économique devait s'avérer moins long et moins ravageur que la Grande Dépression, les bouleversements que la pandémie a provoqués dans nos vies en l'espace de quelques mois auront des effets profonds sur la dynamique interne et externe de nos sociétés et qui ne se dévoileront que progressivement.
Texte initialement publié sur le site de la Fondation pour la Recherche Stratégique, le 21 avril 2020.
François Heisbourg est conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique et a présidé l'International Institute for Strategic Studies de Londres et le Centre de politique de sécurité de Genève.
Prochain livre à paraitre aux éditions Odile Jacob : Le Temps des prédateurs – La Chine, les États-Unis, la Russie et nous (mai 2020)
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