Le surgissement du coronavirus n’est que l’une des lames de fond produites depuis des millénaires par la « nature » : éruptions volcaniques, tremblements de terre, pandémies… Parfois ces ondes de choc sont annoncées, mais elles restent trop « hénaurmes » pour être regardées en face. Ces coups de bélier contre des sociétés sûres de leur permanence mettent à nu et approfondissent toutes leurs fêlures et dégradations. Ainsi le coronavirus sonne-t-il le glas des deux piliers de la paix planétaire, les États-Unis de Donald Trump et la Chine de Xi Jinping... Le monde perdrait les seuls policiers impériaux possibles. La chute de tels colosses ne promet rien de bon,
Les États-Unis, avec leur créativité et leur vitalité toujours, semble-t-il, uniques, évoquent ces très grands champions de boxe qui, pour continuer de gagner, paient à chaque combat un prix toujours plus lourd. Depuis les années 1960, que d’enlisements, que d’échecs, du Vietnam à l’Irak, de la montée des inégalités au fléau sanitaire tout récent des opioïdes ! Le coronavirus frappe le système et l’esprit américains au cœur du fait tant de la précarité d’emplois indissociables d’une croissance forte que d’une couverture sociale très fragmentaire et inégale. Les Américains sont réputés pour leur capacité inépuisable de rebondissement. Mais leurs plaies et dérèglements, des zones industrielles rouillées à l’omniprésente obésité, montrent une Amérique qui n’est plus celle de John Wayne mais de milliardaires préférant la charité « libre » à une fiscalité « imposée » par Washington. Dans le dos des fortunes arrogantes ricane désormais le Joker. L’« America First » de Donald Trump ne veut plus de ces responsabilités universalistes, qui lui ont ramené trop de soldats tués ou amochés et attiré trop de haine. Autant se replier sur l’île américaine plutôt que se soumettre à l’opprobre, évidemment inique, d’alliés incapables de prendre en charge leur part du fardeau ! Le Siècle américain, celui d’un capitalisme démocratique unifiant la planète dans un réseau unique de flux et de réseaux, a irrémédiablement déraillé dans les années 2000. Le coronavirus lui portera-t-il le coup de grâce ?
Alors est-ce au tour de la Chine de s’approprier l’ordre mondial et de le rebâtir autour de colosses-forteresses, chacun, de la Russie à la Turquie, de l’Inde au Brésil, fondant sa légitimité sur le contrôle très surveillé des individus, tous soudés par des intérêts collectifs fixés par un Chef ? La modernisation vertigineuse de la Chine, l’ambition sans limite de son président –mis à égalité avec le Grand Timonier de la Longue Marche- doivent accomplir la supériorité millénaire de l’Empire du Milieu. La Chine de Xi Jinping, convaincue d’être chargée par l’Histoire de venger l’humiliation des guerres de l’Opium, se pose en successeur des États-Unis. L’Orient, poussant de côté l’Occident hégémonique depuis cinq siècles, réalisera une mondialisation maîtrisée, guidée non par un parvenu peuplé d’immigrés avides mais par le plus vénérable des États. Cependant, si la Chine fait trembler le monde, elle ne peut échapper tant à la masse écrasante de sa population (nombre, déséquilibre hommes/femmes, vieillissement, entassement anarchique des paysans dans les villes, désillusions des classes moyennes…) qu’à la méfiance de ses voisins, plusieurs (Inde, Indonésie, Vietnam…) étant de « petits colosses » ne dissimulant ni leur refus de subir le rouleau compresseur chinois ni leurs appétits de revanche. Le Covid-19 promet d’autres pandémies et installe sur la Chine un nuage noir qui ne s’en ira pas. L’Empereur ne peut pas, ne doit jamais oublier qu’à tout moment le mandat du ciel peut lui être retiré. Tout comme, au début du XVème siècle, les extraordinaires explorations maritimes de l’Amiral Zheng He sont brutalement stoppées par des signes néfastes (notamment foudre frappant la Cité interdite), la route de la Soie du XXIème siècle risque fort de ne pas résister au coronavirus.
Les fins d’ère impériale sont crépusculaires. Les empires moribonds, sous leurs uniformes chamarrés, ne sont plus portés par des aventuriers d’élite et n’inspirent plus une admiration craintive. Des hordes de prédateurs brandissent leur devoir et leur droit de dépecer la proie et de s’en partager les dépouilles.
Aucune entité politique n’accédant au sommet ne supporte sa perte d’exceptionnalité, sa chute de statut. La fin de la grandeur promeut des gouvernants nécessairement paranoïaques n’imaginant en général qu’une option : la fuite en avant dans un nationalisme xénophobe. Les grands fauves blessés ou vieillissants n’ont plus rien à perdre, la terre ne leur appartiendra plus ! Pourquoi pas, en guise de baroud d’honneur, entre Washington et Pékin, une ultime guerre du Péloponnèse, avec, pour enjeu, le contrôle du nouveau centre du monde, le vaste Pacifique, la Chine, énième Sparte, abattant les États-Unis, dernière Athènes ?
Dans ces duels à mort entre des géants surgit souvent un troisième larron… qui ramasse la mise : empires musulmans anéantissant la Perse des Sassanides et dévorant par morceaux l’Empire byzantin ; États-Unis mettant fin au délire raciste de l’Allemagne d’Hitler et prenant la place du Royaume-Uni à la tête du système international. Alors qui peut être aujourd’hui ce tiers, cet inconnu se faufilant entre les États-Unis et la Chine ? Ce ne sera pas quelque colosse sous-estimé mais le bouleversement des relations entre l’homme et la terre. Le coronavirus n’est qu’un élément d’une rupture globale, annoncée tant par les attentats du 11 septembre 2001 que par la crise financière de 2007-2008, et demandant aux États, aux hommes de débattre d’une organisation inédite du monde. Ici commence une autre et très incertaine histoire, celle d’une humanité condamnée pour survivre de manière plus ou moins civilisée et libre à penser une gouvernance planétaire … Les États-Unis, ultime hyperpuissance loin au-dessus des autres, ne seront plus au mieux qu’un primus inter pares. Privés pour toujours de gendarmes impériaux, les peuples devront aller jusqu’au bout de l’utopie onusienne et imaginer un Léviathan planétaire, ce monstre de Thomas Hobbes, auquel les hommes, pour sortir de l’insécurité de l’état de nature, remettent leur liberté afin d’obtenir en contrepartie la protection sourcilleuse d’un policier tout puissant.
Diplomate, puis chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI), Philippe Moreau Defarges a enseigné à Sciences Po (Paris) et codirigé le rapport RAMSÈS (IFRI).
Il est l’auteur d’ouvrages d’histoire des relations internationales et de géopolitique qui sont de grands classiques.
Dernier ouvrage publié aux éditions Odile Jacob : Une histoire mondiale de la paix (janv 2020)
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